Assis dans son véhicule, les yeux fermés, il attend. Il n’est pas jeune, mais pas vieux non plus, le grand échalas est devenu un homme robuste aux cheveux ras aussi blancs que les hauteurs qui l’entourent. Dans la rue, deux chiens jouent, se courent après aboient, sautent l’un sur l’autre, s’enfuient et reviennent dans un joyeux chaos brun, noir et blanc. De l’école, près de laquelle il s’est stationné, des rumeurs d’instruments et de mélodies s’échappent. Il est agacé par le passage de véhicules aux phares agressifs et aux bruits cacophoniques sur cette mauvaise chaussée de terre et de pierre. La rue n’est pourtant que peu fréquentée, mais chaque passage l’éloigne de la musique et le renvoie dans son attente. Il aime croire que sa journée a été longue, bien trop longue pour attendre dans le froid de cette fin d’automne, dans cette nuit où les seules étoiles sont des lampadaires épars, hétéroclites et incertains. Cependant, il aime attendre, et comment vivre sans partager avec le froid, ce vieux comparse.
Avant cela, il a profité des derniers moments de lumière pour marcher et faire des photos. Le crépuscule a été coloré, il en a aimé les nuages aux tons rose-orangés contrastant avec un ciel d’un bleu de plus en plus profond. Il a aimé traverser la rivière, ce gros torrent de montagne, aux eaux furieuses à cette époque de l’année, qui coupe la ville en deux. Il s’est d’ailleurs arrêté un long moment sur cette passerelle de bois qui l’enjambe dont les lattes grincent sous le pas accompagnant la complainte des eaux automnales. Pour parfaire son bonheur, il aura uniquement manqué à cette incantation le bruissement du vent dans les arbres en contrebas. « Est-il plus grand musicien que le vent ? » S’était-il demandé connaissant pertinemment la réponse. Les musiques et les musiciens de la nature l’ont toujours fasciné et tout particulièrement le vent, cet artiste parfait, capable de jouer des arbres, des câbles, des feuilles, de tout ce que sa force lui permet de bouger, de frapper, de frotter ou de faire vibrer. Il serait plus juste de dire que toutes les musiques le fascinent, mais celles de la nature font palpiter tout son être. Sur ce pont, il n’a pas voulu partager, capturer les ombres, les lumières de cette fin de journée, juste les écouter. Il a aimé le reflet parfait des arbres sur le petit lac totalement placide ; un véritable rêve de photographe, de faiseur de cartes postales, a-t-il pensé facétieux du haut de son ego d’artiste.
Il aime photographier quand il attend. Dans ces moments-là, il n’y a plus aucune contrainte, il est libre, juste libre. Mais la nuit est tombée, une de ces nuits sans lune et bien sûr sans étoiles (comment pourrait-il en être autrement). Il n’a donc eu plus rien pour jouer, fabriquer, partager, voler, embellir, tricher, voire mentir avec ses photos. De plus, il ne connaît pas encore bien cette ville. Ce n’est pas qu’il a peur, mais il ne se sentait pas à l’aise, encore moins avec son boîtier attaché au poignet qui se balançait au bout de son bras. D’ailleurs par un réflexe idiot, une fois de retour dans sa voiture, il a verrouillé les portes.
Un air de jazz flotte autour de lui, Mambo croit-il se souvenir. Interruption canine, des aboiements rageurs couvrent la musique, des aboiements sans raisons apparentes, pas même un chat. Bref des chiens gâchant le plaisir de la musique. Des chiens quoi ! Il attend encore, la tête trop pleine de sons et de musiques intermittentes.
Il ouvre les yeux, se redresse, prend son appareil photo. Oui, c’est Mambo, les trompettes laissent un peu de place aux flûtes qui s’envolent, joyeuses. Il allume l’appareil, regarde les photos du jour. Après un visionnage rapide, il l’éteint et sourit satisfait. Il y a ce cliché, cette jeune femme qui éclate de rire au téléphone. Ce n’était pas un rire moqueur, ce n’était pas non plus un rire taquin ou amoureux, encore moins un rire surjoué. Non, juste un rire franc et léger. Il referme les yeux. S’avachit à nouveau.
Un frisson le parcourt. Décidément, la nuit est fraîche, mais il préfère cela et profiter de la répétition que de mettre en marche le moteur et abuser du chauffage ; il y a déjà tant de bruits indésirables. Il contrôle donc son frisson, se secoue un peu, met sa capuche et referme les yeux. Il sourit en imaginant les passants regardant cette grande ombre couverte d’une capuche, assise, immobile dans l’obscurité de son véhicule. Il espère faire fonctionner l’imagination des rares passants. Il pense qu’ils voient en lui un magicien préparant un truc qui changera l’histoire de la magie, un assassin en quête silencieuse d’une nouvelle proie (il sourit en pensant que le Monsieur de Thomas Fersen n’aurait jamais eu la patience de l’attente), un alcoolique qui aurait perdu le souvenir même de son foyer ou un de ces êtres de la nuit dont sont remplis les contes pour enfants (s’ils savaient).
La musique s’estompe, puis un flot d’instruments sort de la salle de répétition. Des guitares, des violons, des flûtes, des contrebasses, des trompettes… Les étuis forment une cacophonie de formes et de tailles, tellement éloignée de l’harmonie de la musique qui vient de s’éteindre. Un basson se remet à jouer. Il attend, d’autres musiciens sortent. Le basson s’éteint, les lumières de la salle font de même. Un jeune homme, portant son imposant instrument, sort. Le ballet des portes qui s’ouvrent et se ferment, des voitures qui s’arrêtent et redémarrent, l’ennuie. Tant de bruits disgracieux pour ces musiciens en partance.
Il attend toujours, le calme est revenu. Il rouvre les yeux. Rien d’intéressant, la rue est apaisée, il les referme. Il attend encore. Il apprécie le silence et la nuit qui l’entourent. Il attend, frissonne pour la frime, un très léger vent fait danser les hauts arbres qui l’entourent ; voilà une musique qu’il adore, la plus douce des mélodies. Il repense de nouveau à ses photos prises aujourd’hui. Il espère que le condor qui planait au-dessus de cette étrange montagne à tête d’Indien sera bien visible, difficile de se faire une idée sur le trop petit écran de l’appareil. Il aime aussi les sons du grand oiseau fendant l’air. Disons qu’il aime l’imaginer, le condor s’approche bien trop rarement pour que l’on puisse entendre la rythmique et la mélodie de ses amples ailes contre le vent et l’air qui le soutiennent.
Il attend, le moment ne devrait plus tarder. Il bénit le maire écologiste de la ville depuis sa décision de couper les lumières publiques à minuit pétante, hors le centre et le quartier des restaurants, il faut bien que commerce se fasse. Depuis son arrivée, il attend ce moment chaque soir dans cette rue qui a la chance de n’avoir pas encore reçu les tristes et obéissants lampadaires à LED. Voilà, le moment est venu, la ville s’éteint, la nuit redevient nuit, sauf dans cette rue où les vieilles lampes au mercure prennent le temps de refroidir et de s’endormir. Il admire ce lent crépuscule artificiel qui le fait sourire chaque soir.
Il se redresse, ferme son large manteau aussi sombre que la nuit. Il ajuste sa capuche, l’une de ces larges capuches dans laquelle son visage sombre et tanné de soleil disparaît.
Il ouvre sa porte, descend du véhicule, en quelques pas, il disparaît dans l’obscurité. Il marche le long du mur de l’école, il croit entendre des notes oubliées après le départ des musiciens et, comme chaque soir, il s’installe dans ce petit coin dégagé, en retrait de la rue, entre le mur bas de l’enceinte de l’école et de petits arbres suffisamment hauts pour le dissimuler, mais suffisamment bas pour laisser le ciel dégagé. Voilà, il est prêt.
Il aime les soirs nuageux, il n’est pas obligé de suivre l’ordre perpétuel. Il peut tricher au point de faire sursauter les astronomes. Qu’importe, de toute façon personne ne regarde les étoiles un soir nuageux. À ce moment, si quelqu’un pouvait le voir, il verrait pétiller l’éclat de ses yeux dans un océan de noirceur. Il hésite un instant, se laisse tenter, il commence par allumer la ceinture d’Orion. Les trois étoiles si bien alignées apparaissent dans le ciel. C’est parti, une à une, les étoiles s’allument. Il sourit et à chacun de ses sourires le ciel se remplit. Plus espiègle que d’habitude, il termine son œuvre par l’étoile du Berger. Voilà, c’est fait.
Cela valait la peine de faire attendre les hommes, cela valait la peine d’attendre. Il a envie de rester sur place, d’admirer son travail quotidien. « Depuis quand déjà allume-t-il les étoiles ? » se demande-t-il. Avant l’invention de la roue, ça c’est certain. Attendre, le tente encore. Il aime particulièrement regarder les étoiles inventer de nouvelles constellations quand les nuages, infatigables joueurs, les allument et les dissimulent. Il a envie de rester dans le froid qu’il ne craint que pour la frime. Il a envie de se perdre dans ce ballet cosmique, mais une autre envie le taraude.
Une troisième photo l’appelle, presque un cri ! Ce jeune gars plongeant, malgré la froideur, dans le lac artificiel de la place. La photo est prise à contre-jour, face au soleil déjà bas. Son corps est une ombre, son ombre un reflet, où l’on note un sourire de défi. La joie brute de celui qui défit les interdits et ses propres limites. Pour le moment, il l’imagine, mais il est impatient de la regarder en détail. Il souhaite un piqué de tous les diables, un reflet parfait sans déformation et ce sourire bien visible. Quitte à être exigeant…
La photo est vraiment la plus magnifique invention des hommes. Ce sublime mensonge qui peut-être le plus beau des contes, la plus subtile des peintures, le plus énigmatique des romans. Il remonte dans sa voiture, à contrecœur la démarre, baisse sa capuche, ouvre son manteau, met sa ceinture, part.
Alors qu’il roule, saluant les étoiles qui percent les nuages, il attend, il attend encore. Il attend ce moment qui lui révélera ce cliché. Il regrette presque que ce soit du numérique, il aurait aimé le voir apparaître dans le bac du révélateur, dans la lumière rouge de la chambre noire… Tant de joie dans l’attente.
El Bolson, 28 juin 2024