Il marche dans la nuit. Sans savoir pourquoi, il marche, il ne fait que marcher doucement dans les rues désertes qui se succèdent sans cohérence, ni volonté de l’être. Changeons de point de vue : ce n’est pas lui qui marche, c’est la ville qui se déplace autour de lui. Elle a une folle envie de galoper, de l’entraîner dans le tourbillon de ses rues presque jamais droites ou perpendiculaires. Mais pour le moment, elle avance à son pas tranquille, un peu perdu, mais ferme.
Il ne connaît rien d’elle. Il serait plus juste de dire que son souvenir s’est perdu. Il n’a donc aucune raison d’aller ici ou là. La ville l’a aussi oublié et comme une femme de petite vie, elle lui montre le moindre de ses charmes et même certains de ses mystères. En cet instant, il se croit son maître. Il s’assoit, observe. Elle aussi, pendant ces lentes minutes, l’observe. Elle ne s’offre plus maintenant que d’une manière, elle n’offre plus qu’un visage. Il regarde ce visage, cette facette. Il la regarde, elle, et ses milliers d’yeux fermés. Il voit certaines fenêtres vomir la lumière bleutée d’écrans de télévision, il en voit quelques autres qui refusent de s’éteindre, qui refusent de se laisser engourdir, par cette obscurité qui les entoure.
La ville voit en lui un homme sans lendemain ou avec trop d’hiers, un homme sans but d’une quarantaine d’années, faites de plusieurs vies, de plusieurs départs. Il se relève, la ville se remet à gambader, à bondir, à tourner autour de lui, elle le trouve beau, il s’en flatte. Lui aussi la trouve belle, avec ses maisons de trop de siècles, ses rues improbables, ses églises et ses bâtiments d’un Moyen Âge, qui a fait sa fortune, et qui la rendent admirable. Il s’arrête, sort une gourde, bois une longue gorgée. La ville s’étonne de voir en lui un marcheur, un peu plus que les vagabonds qu’elle aime perdre, mais moins que les voyageurs qu’elle ne sait dérouter ou les touristes qu’elle méprise. Le sac à dos, de belle qualité, montre l’usure de nombreuses routes, ses chaussures de marche de belle facture sont marquées, griffées et couvertes de poussière de tant de chemins incertains. Il sourit de cet étonnement, la regarde, se met à lui murmurer :
« Je suis souvent parti, mais rarement arrivé, j’aime le pas lent de la marche, j’aime quand demain n’est pas aujourd’hui, cette nuit c’est toi, demain, nous verrons bien. J’ai marché sur tous les continents, sur de nombreuses îles, j’ai grimpé des montagnes, descendu des rivières. Pour vivre j’ai fait tous les métiers que j’ai pu, j’ai aimé être pêcheurs sous ces cieux où la mer est transparente. J’ai aimé emmener des touristes se remplir les yeux de beauté dont ils feront des souvenirs pour vieux jours. J’ai aimé être derrière le bar, parler des nuits entières avec des hommes et des femmes à l’imagination décuplée par l’alcool, mais j’ai pleuré de leurs vies fracassées. J’ai détesté travailler dans ces bureaux où l’heure est l’heure à la minute près, où demain est comme aujourd’hui et aujourd’hui comme hier. Je ne vais pas tout te raconter (le mérites-tu ?), de toute façon tu as bien plus d’histoires que moi. Mais j’avoue, c’est un délicat plaisir de te voir surprise par un inconnu qui se laisse porter dans les recoins de ta géographie, de ton histoire, de tes secrets. Ce n’est pas commun et cela m’offre une bien belle soirée, une belle nuit, merci. Toi aussi tu es belle, mais ça tu le sais déjà ! »
Elle ne lui répond pas, déjà, elle est un peu vexée qu’il l’ait tutoyée, vexée mais touchée, d’une telle confiance. Mais surtout, elle a apprécié ces quelques mots et ce défi malicieusement lancé, elle se jure qu’elle l’obligera à conter son histoire, ses histoires. Elle réfléchit à la manière de garder ce petit homme et l’entraîne non plus pour le perdre, mais pour se l’attacher. Elle l’emmène le long de cette rue où coule un paisible ruisseau. Il est surpris, une fois de plus, il connaît cet endroit. Un flot de souvenirs l’assaillent tel un torrent de montagne après un gros orage :
— Je connais cette rue, j’y traînais, souvent surtout en été, je me posais sur l’un des bancs, je lisais, je rêvais de tous ces pays que j’allais découvrir, de tous ces peuples qui allaient m’accueillir, de ces lieux de culte où j’irais me recueillir, même si leurs dieux n’avaient et n’ont toujours aucun sens pour moi. Parfois, nous amenions un jeu d’échec. Ici, j’avais de nombreux amis, et quelques amours. Parfois, nous buvions, nous prenions plaisir à réveiller les voisins à n’importe quelle heure et parfois à fuir les flics. Il y avait ce bar près de saint Maclou, aux bières et au patron admirables. Je crois que c’est lui qui a fait de moi un marcheur, comme tu dis vieilles amies. Quel plaisir de te revoir, la mémoire des fois…
— Ainsi, nous nous connaissons ! Je comprends que tu as été heureux dans mes murs, pourquoi m’as-tu quitté ?
— Il fallait que je parte, je te l’ai déjà dit, j’aime partir, j’ai besoin de partir.
Il se tait, elle se tait, ils écoutent. Mais il n’entend rien, hors quelques bruits, quelques désirs. Il écoute et oublie, presque, qui il est. La ville le grignote. La ville, en silence, trouve la clef et délicatement lui vole son désir de la fuir. Dans sa ronde, elle le porte devant une fontaine. Non, plutôt une croix. L’aspect est trompeur, mais l’eau a oublié d’y couler ou n’y coule plus, les caprices des hommes…
Une grande croix de pierre, croix aux saints sculptés, croix d’un artisan du Moyen Âge, croix symbole, mais aussi croix carrefour. La petite place est vide, si calme. Les bruits de la voie express y sont à peine des fantômes.
Pendant une courte éternité, aucun bruit, aucun son, aucune lumière ne vient perturber la lune qui blanchie cette croix de calcaire. Elle lui montre un coin, où il pourra la voir sans distraction. La ville arrête sa danse et le confie à sa compagne. Elle sait qu’il ne sera jamais loin, elle sait qu’il lui racontera tous ces départs, tous ces pas, tous ces arrêts, elle sourit, il est à elle.
La place lui dit « Reste jusqu’au levant, j’y suis si pleine de vies et de joies. Demain, tu seras là, tu seras mon serviteur ou plutôt mon admirateur ». Les vitrines des nombreuses boutiques l’accueillent, lui sourient, doucement, tendrement. La croix, grande prêtresse du lieu, l’observe. Il sait qu’elle se trompe, il ne sera pas son admirateur, il sera son gardien. Il prend d’ailleurs ses marques. De son pas un peu perdu mais sûr, il fait le tour de la place, il se remet en mémoire sa géographie : rue saint Vivien, rue de l’Orbe, rue des Capucins, rue saint Hilaire, rue Édouard Adam forment une étoile autour de la croix. De son sac, il sort une couverture de survie, la pose sur le sol, il s’assoit par terre dans ce coin offert par la ville ou la place, il a déjà oublié. Alors, il s’enfouit dans le regard de cette croix, se sentant protégé par cet étrange monolithe. Il resserre son manteau, laisse son cœur oublier, le froid s’éloigner et installe son regard au sein de la croix, de la pierre. La ville ne dansera plus pour lui, mais l’écoutera. La route ne le portera plus sur ses cahots, Mais leurs souvenirs le nourriront. Les autres villes, qui lui ont offert tant de danses, l’ignoreront pour toujours, mais il les contera. Il sait tout cela, mais il sait surtout qu’elles seront avides de ses histoires, de ses vies. Quand je dis « elles », je parle de la ville et sa croix, mais pas des autres villes qui au mieux seront jalouses, mais en général indifférentes. Il sait aussi qu’il ne sera plus que cela : celui qui est assis. Il sait qu’il sera un visage familier, qu’il sera le mendiant. Après avoir été le rêveur, après avoir été le marcheur, il est maintenant celui qui reste.
Mais, que restera-t-il à lui, à ce vagabond maintenant immobile ? Rien, en fait, ou plutôt si. Il lui restera la joie d’être le gardien et l’admirateur de la croix, il lui restera le bonheur de voir passer, grandir des enfants qui ne seront certes jamais les siens, mais dont il sera un jour un souvenir. Il lui restera ce merveilleux office d’être le conteur d’une ville et d’une croix et de tous ceux qui seront là pour l’écouter. D’une voix basse, presque inaudible, il se remet à parler :
« Merci ville, merci croix, merci pour ce foyer, merci pour cette opportunité. Il y a quelques années, j’ai remonté l’Amazone entre Manaus et son opéra si fier d’avoir accueilli Sarah Bernard et Iquitos la plus grande ville du monde sans route pour y entrer ou en sortir. Le bateau commercial, sur lequel j’avais tendu mon hamac, comme la centaine d’autres passagers, s’arrêtait au Brésil. Nous avons dû faire « une correspondance » à la triple frontière entre le Brésil, La Colombie et le Pérou. C’est de ce lieu, dont je vais vous parler ce soir. Nous sommes arrivés en fin d’après-midi à Tabatinga, la ville brésilienne qui est la jumelle de Leticia qui se trouve en Colombie.
Après avoir trouvé un logement, j’ai donc décidé d’aller boire une bière à Leticia. En dehors d’un petit obélisque qui marque la frontière et bien sûr la langue, rien ne diffère entre les deux villes. J’ai bu une bière, une Aguila, et je suis rentré à Tabatinga. Au dîner, j’ai dégusté un délicieux Cebiche, du poisson cru macéré dans du citron, avec du riz. Après 4 nuits en hamac, dans le lent balancement du bateau, il est étrangement inconfortable, mais reposant, de dormir dans un lit. Le lendemain de bonne heure, pour éviter les problèmes administratifs, je me suis rendu à Santa Rosa afin de faire tamponner mon passeport par l’immigration péruvienne. Ce tout petit village aux maisons en bois souvent précaires, planté de l’autre côté du fleuve est le pendant péruviens de Tabatinga et Leticia, les siamoises binationales.
C’est un court voyage magique, car seules de toutes petites barques taxis permettent la traversée. Vous êtes au raz de l’eau filant, affrontant les vagues des autres taxis, presque une piste, mais faites d’eau, et tout cela vers un autre pays. Je ne sais pourquoi, mais j’aime ces lignes imaginaires qui séparent les pays, même si leurs sens m’échappent. Suis-je déjà là ou suis-je encore ici ? Une fois arrivé, il m’a fallu tambouriner de longues minutes à la porte de l’immigration. Les horaires étaient écrits en grand sur la porte, j’étais parfaitement dans les heures d’ouvertures, mais personne ne répondait. Vous me croirez ou non, mais les 3 militaires dans la cahute faisaient la sieste à 10h du matin. C’est le chef qui m’a ouvert, l’œil moins éveillé que celui d’un poisson mort. Je suis entré, je me suis excusé. Il a juste répondu passeport. Je lui ai tendu, il l’a ouvert, l’a regardé 10 seconde, allez, on dira 20, il a pris un tampon, l’a tamponné, me l’a rendu et a lancé dans un immense bâillement : « Bienvenido en Peru, cierre la puerta depués de salir, Gracias ». Je crois qu’il dormait déjà quand j’ai fermé la porte. Une fois revenu sur les berges, je suis resté un long moment assis face au fleuve regardant le ballet des barques-taxis. Les couleurs de l’une d’elles m’a amusé, j’ai donc retraversé vers Tabatinga sur celle-ci. Le pilote, le passeur, le taxi (je ne sais le nom qu’on leur donne) était un bavard invétéré, je crois qu’il a même ralenti pour discuter plus longtemps avec le français.
Le reste de la journée a été une longue déambulation entre Colombie et Brésil, cherchant des chemins fuyant vers la jungle, mais sans abuser pour ne pas me perdre. Sous les arbres, la chaleur y est supportable. Pour la soirée, quelques bières, quelques bavardages, quelques sourires et la nuit était déjà tombée, et moi, j’ai suivi de peu. Vers six heures, le lendemain matin, le bateau est parti vers Iquitos, sur un fleuve moins large, mais toujours aussi déroutant, au soleil brutal, et aux averses sporadiques et violentes J’ai installé mon hamac sur le pont supérieur, comme un vrai pro. J’étais vraiment fier de moi, même si, en à peine voyageur, en presque touriste que j’étais, j’ai vite découvert que les nuits y étaient bien trop fraîches, mais bon après les Andes… » Il se tait. La croix, la ville le remercient. Il s’allonge sur sa couverture de survie, s’en couvre. Il sait que demain, quelques pièces, déjà, tomberont à ses pieds. Il sait qu’avec cette maîtresse, il verra la vie s’écouler autour de lui. Il sait que ni le froid, ni la pluie ne permettront l’absence. Il sait qu’un jour, ici, cette croix prendra son âme et l’enverra là-haut, là où vivent celui ou ceux qui n’existent pas. Il sait que le sommeil l’étreint, il sourit.
La croix le regarde, la lune est happée par un nuage, la place est dévorée par une douce obscurité.
Il n’en saura rien, il dort déjà…